Je lui
demandais pourquoi il avait écrit le premier volume de ses mémoires dans des
styles résolument différents.
«Chaque style appartient à une personne différente.»
«Chaque style appartient à une personne différente.»
« A
un aspect différent de toi-même ? »
« Non,
plutôt à un moi différent »
« Ces moi coexistent-ils ? les
autres s’absentent-ils lorsque l’un domine ? »
« Ils sont tous présents en même temps.
Aucun ne disparaît. Les 2 moi
prédominants sont le moi violent, enflammé extrémiste et romantique et le moi
distant, sceptique. »
« S’opposent-ils dans ta
tête ? »
« Non. » (Il avait une façon
particulière de dire « Non ». Comme s’il avait de longue date
considéré la question sous tous ses angles et atteint la réponse après mûre
réflexion.)
« ils se surveillent l’un l’autre. Le
sculpteur Hrdlicka a fait un buste de moi en marbre. Il me fait apparaître bien
plus jeune que je ne le suis. Mais on voit mes deux mois prédominants –chacun
correspondant à un de mes profils. L’un a peut être quelque chose de Danton,
l’autre quelque chose de Voltaire. »
Marchant le long du sentier forestier, je
changer de côté pour examiner son visage, d’abord de la droite, puis de la
gauche . Chaque oeil était différent, différence confirmée par le coin
correspondant de la bouche. Le profil droit était tendre et farouche. Il venait
d’évoquer Danton. Je pensais plutôt à un animal, une sorte de chèvre peut-être,
aux pieds légers comme un chamois. Le profil gauche était sceptique, mais
dur : passait jugement mais le gardait pour lui, appelait à la raison avec
une certitude imperturbable. Le profil gauche eût été inflexible s’il n’avait été
contraint de vivre avec le profil droit. Je changeai à nouveau de côté pour vérifier
mes observations.
« Mais ont-ils toujours eu les mêmes
forces relatives ? »
« Le moi sceptique a gagné en puissance.
Mais il y a encore d’autres moi. » […] « Son hégémonie n’est pas
totale ! »
[…][…][…][…][…][…][…][…][…][…][…][…][…][…][…][…]
« Le livre actuel est écrit dans un
style consistant – détaché, raisonneur, froid. »
« Parce qu’il vient plus tard ? »
« Non, parce qu’il ne parle pas vraiment
de moi. Il porte sur une période historique. Dans le premier volume, il s’agit
aussi de moi et n’aurais pas dit la vérité si j’avais tout écrit dans la même
voix. Il n’existe pas de moi au-delà de la lutte des autres qui soit capable de
rendre justice à cette histoire. Les catégories que nous établissons pour
distinguer les aspects d’une expérience –par quoi certains ont pu, par exemple,
me dire que je n’aurais pas du parler d’amour et du Comintern dans le même
livre –ces catégorie servent surtout les intérêts des menteurs.»
[…]
« Un moi cache-t-il ses décisions aux
autres ? »
[…]
« Ma première décision fut de ne pas
mourir. Je décidai, enfant, alité, la mort à portée de main, que je voulais
vivre. »
John Berger : Ernst Fischer : un philosophe et la mort in Pourquoi regarder les animaux ?
1 commentaire:
fait penser à ce jeu de la photocopie, se photocopier puis assembler les mêmes deux faces ensemble, on ne se reconnaît pas... examiner les deux visages (rassemblés dans un "même") que disent-ils ?
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