On passe de 30° à 7°, on ressort la doudoune qui heureusement n'était pas encore partie se faire ranger dans les catacombes
On emporte aussi des vêtements pour la grande petite sœur, venue innocemment de ses Cévennes avec ses habits légers
on emprunte même une veste en cuir doublée à l'étranger à la famille pour habiller le grand corps du beau-frère devenu lui aussi bien frileux.
On n'oublie pas la lettre au presque ex-frère qui a voulu se défaire de nous, mais qui est condamné à nous supporter pour le reste de nos jours
On prend la route direction le parking de covoiturage, à mi chemin entre ici et là
On écoute un peu la radio mais pas trop ça grésille entre les rochers et on n'a pas le cœur à ça
On appelle pour dire qu'on y est ; on lit un SMS d'encouragement et de lien non rompu, même si ça a frôlé
On répond à un appel du beau-frère perdu malgré son GPS parce qu'il n'a pas pris la bonne sortie
On finit par se retrouver
On distribue les doudounes surnuméraires et la veste en cuir si belle de l'étranger
On arrive sans encombre car je seconde le GPS au parking en face de la belle et vieille église
On va boire un café et une grenadine, histoire de s'alléger/s'encombrer la vessie, la vie continue, et les fluides de circuler
On y va
Les messieurs des pompes funèbres arrivent, le chef est compétant, voire chaleureux, avec son bel accent de là
un cousin, une cousine, une petite cousine arrivent
Rien qu'à la porte, l'église est magnifique, tellement trop grande pour les dix personnes que nous serons, mais quelqu'un dit "il y a une belle acoustique"
j'y pénètre, ça se confirme, c'est beau
j'embrasse un cousin Manufrance et sa femme aussi
nous ressortons pour accueillir "le corps"
le prêtre arrive et nous serre la main, moi un tiers de seconde de plus, yeux dans les yeux
mon presque ex-frère et sa femme arrivent aussi mais déjà les hommes en gris se mettent au garde à vous, une main dans le dos et transportent le cercueil à l'intérieur de l'église
et nous disent de suivre
je suis, sans dire bonjour aux derniers arrivants car le cercueil doit peser lourd
je me retrouve seule au premier rang car On ne m'a pas suivie
ça me va
les rituels s'enchaînent avec douceur, je chante un peu, lorsque je connais les cantiques, parfois ils on fait de nouveaux arrangements, on n'est largué
le prêtre dit de bien belles choses, qui vont droit au coeur des On
il explique l'encens, ne rajoute pas des qualités extraordinaires à celui qui est couché dans sa boîte, pas de jugement dernier
belle musique
c'est fini
de vieux messieurs nous saluent, nous disent qu'ils étaient son copain, qu'ils ont fait (au moins l'un d'entre eux) le tour du monde ensemble, et ils ont aussi beaucoup fait la fête
je m'approche du presque frère qui n'ose pas refuser de m'embrasser malgré son air bourru
je m'approche du presque frère qui n'ose pas refuser de m'embrasser malgré son air bourru
on s'en va au cimetière, je montre le chemin que je ne connais pourtant pas, mais je ne me trompe pas
on l'enterre dans le quartier des indigents, car il n'avait donné aucune consigne
c'est correct
il pleut
le chef des hommes en gris m'ouvre un grand parapluie et je me retrouve à abriter mon ex futur ex frère, puis c'est à son tour lorsque nous bénissons le corps
c'est un beau coin, l'argile à côté du trou est pleine de veines colorées, mon ex futur etc me dit "oui mais c'est dur à bêcher", je lui donne la lettre que je lui ai écrite, il la plie en deux et la met dans sa poche et me dit "je verrai"
il me marmonne une ou deux choses du pourquoi du comment, je ne réponds pas grand chose, il n'y a rien à ajouter
on s'embrasse on reprend les voitures
on parle littérature sur le trajet du retour commun
je reprends ma voiture et quelques vestes
on s'embrasse encore, on va se reparler bientôt
on s'embrasse encore, on va se reparler bientôt
la brume gomme le paysage et les kms,
j'écoute vaguement John Cale parler du Velvet Underground, mais les rochers brouillent les pistes
je faillis rater la sortie
je vais voir ma mère à l'hôpital
elle a sa petite tête des jours fatigués et perdue
petit à petit nous remontons le cours des événements
je sors le deuxième tricot, celui qui est prévu pour le petit-fils de mon ex futur ex frère
6 rangs blancs, 2 rang bleus
elle me dit des anecdotes inédites
des mots d'amour sur nous tous à n'en plus finir et je lui dis que ça fait du bien qu'on s'aime comme ça et qu'on se le dise
je la remets dans son contexte de temps en temps, lorsqu'elle oublie qu'elle n'est pas dans un chez elle
on pourrait rester ainsi pendant des heures
elle me dit qu'il lui semble bien qu'elle a pensé à nous pendant l'enterrement
moi aussi j'ai pensé à elle, à la guerre, aux grains de blé
on s'embrasse encore
on s'embrasse encore
3 commentaires:
j'aime , j'aime beaucoup! texte désaffectivé plein d'affects, le on, parfois le je, qui ne s'extraie guère plus que le on, mais n'en pense pas moins...
succession de petits gestes, anodins, où ceux lourds de sens se mêlent à ceux qui sont convenus... comme une radiographie où se superposent des lignes, des tumeurs bénignes ou malignes, des abcès, au milieu des entrailles ordinaires...oui vraiment j'aime beaucoup!
texte magnifique, très fort, je viens de finir Mauvignier (les hommes) il y a quelque chose de commun, je suis tout à fait Béatrice, un engagement-distancié, ou l'inverse, avec ce "on". Une description fine, objective, radiographique effectivement Béatrice, qui engage; ce n'est pas l'ethnographe ou le sociologue qui décrit. Bien sûr on aimerait savoir si le frère a lu, si la mère a dit des jolies choses sur lui et s'il le sait ? J'aime beaucoup cette écriture là, dans le sens aussi que ça donne une autre vision de tes possibles.
juste pour faire envie, une lichette, après l'enterrement de celui qui a peut-être trop bougé, trop voyagé, à sa santé ! :
"Peut-être que ça n'a aucune importance, tout ça, cette histoire, qu'on ne sait pas ce que c'est qu'une histoire tant qu'on n'a pas soulevé celles qui sont dessous et sont les seules à compter, comme les fantômes, nos fantômes qui s'accumulent et forment les pierres d'une drôle de maison dans laquelle on s'enferme tout seul, chacun sa maison, et quelles fenêtres, combien de fenêtres ? Et moi à ce moment-là, j'ai pensé qu'il faudrait bouger le moins possible tout le temps de sa vie pour ne pas se fabriquer du passé, comme on fait, tous les jours; et ce passé qui fabrique des pierres, et les pierres, des murs (...)" (Mauvignier, Des hommes", p. 272
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