12.8.19

Ma vie pendant les livres : Le partage des eaux, Alejo Carpentier - 3ème lecture et retour



... "je me dis que la marche à travers des chemins exceptionnels s'entreprend inconsciemment, sans que l'on éprouve la sensation du merveilleux au moment où on le vit : on parvient si loin, au-delà des sentiers battus, au-delà du monde connu, que l'homme, tirant vanité du privilège de sa découverte, se sent capable de répéter l'exploit à volonté, maître désormais de la route interdite aux autres. Il commet un jour l'erreur irréparable de redéfaire la route, croyant que l'exceptionnel peut l'être deux fois ; il revient, mais il trouve les paysages changés, les points de référence effacés, tandis que ceux qui peuvent l'informer n'ont plus le même visage..."


"Je me souviens du curieux regard qu'elle me lançait quand elle me voyait fébrilement écrire, pendant des jours entiers, en un lieu où écrire ne répondait à aucune nécessité. Les mondes nouveaux doivent être vécus avant d'être expliqués. Ceux qui vivent ici ne le font pas par conviction intellectuelle ; ils croient simplement que la vie supportable est celle-ci et non une autre. Ils préfèrent ce présent à celui des faiseurs d'Apocalypse. L'homme qui s'efforce de trop comprendre, souffre les angoisses d'une conversion, peut nourrir une idée de renoncement en embrassant les moeurs de ceux qui forgent leur destinée sur ce limon primitif, dans une lutte engagée contre les montagnes et les arbres, est un homme vulnérable, car certaines puissances du monde qu'il a laissé derrière lui continuent d'agir sur son être. J'ai voyagé à travers les âges ; je suis passé à travers des corps d'une autre époque quoique contemporains, sans être conscient d'avoir trouvé l'ouverture cachée de la plus vaste porte. Mais la vie journalière avec le prodige, la fondation des villes, la liberté dont on jouit parmi les Inventeurs de Métiers de la ville d'Hénoch, ont été des réalités dont la grandeur n'était pas faite peut-être pour mon humble personne de contrepointiste, toujours prête à tirer parti d'un loisir afin de rechercher sa victoire sur la mort dans une ordonnance de neumes. J'ai essayé de redresser un destin dévoyé par ma propre faiblesse et de moi un chant a surgi -tronqué maintenant-, qui m'a rendu à la vieille route, le corps rempli de cendres, incapable d'être une autre fois celui que j'ai été."

J'ai lu ce livre écrit en 1956 plusieurs fois, dont une fois à voix haute"s", à deux, chacun lisant à son tour. Une de ces fois-là, c'était sur un promontoire, au sud du Portugal, face à l'océan Atlantique.
J'avais déjà traversé cet océan, j'étais déjà allée en Amérique du Sud et j'avais déjà traversé l'Amazonie, en avion coucou depuis Cuzco jusqu'à Iquitos, en bateau-bus depuis Iquitos jusqu'à Manaus, en camion-stop depuis Manaus jusqu'au Guyana (British Guyana encore à cette époque), puis encore en avion coucou, puis encore en bac, jusqu'à Paramaribo, au Suriname. Pas de Guyane Française alors.
Au moment de rentrer en Europe, avec mon compagnon de voyage rencontré sur place, nous avions failli retourner sur nos pas, reprendre un avion dans l'autre sens. Et puis non. Il fallait revenir, mesurer combien le voyage nous avait changés et combien, pour moi, en tous cas, c'était irreversible.
Cet été, de retour sur ce fameux continent, des décennies plus tard, je n'ai pas essayé de retrouver le passage, je ne serais vraiment plus capable de vivre sous ce climat, bien qu'à l'arrivée, l'idée m'ait séduite. Mais il fallait pourtant finir le voyage, aller vers cette Guyane-là. 
Plein de circonstances et d'anniversaires aussi. Intimes. Réaliser l'importance du temps, si différent, pas les mêmes saisons, pas les mêmes durées. Pendant un mois à Paramaribo, en 1980, le lendemain du 1er coup du temps (euh... d'état!), attendre l'argent nécessaire à la poursuite ou la fin du voyage. Ne rien visiter, être amorphes, éprouver le temps (et l'Etat du monde en ébullition sans que rien ne transparaisse vraiment pour nous, à part le covre-feu).
Lire cette année les polars de Colin Niel, et comprendre tant de choses qui m'avaient tellement échappé.
Et puis, avoir conscience que d'autres passages sont nécessaires, qu'on ne perd pas tout ce qu'on a été, qu'on garde en soi et pour toujours le moment parfait, le moment de grâce sous le ciel étoilé, mais que le temps fait son oeuvre et que malgré tout on ne peut plus être ce que l'on a été.

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